mercredi 27 juin 2018

Sortie du numéro 9 des Cahiers européens de l'imaginaire : Le voyage

Du rouleau Kerouac aux photos de Thomas Pesquet, de la Syrie à la Corée, du loisir à la nécessité, le Voyage comme horizon de ce numéro 9 des Cahiers européens de l'imaginaire

Articles, essais, fictions, BD, photographies..., qui décortiquent et recortiquent le voyage. Si tu es de ceux qui achètent de belles grosses revues, tu peux y lire "Entrent les nuits" ma nouvelle sur Antoine Galland, Hanna Dyâb, Paul Lucas & leurs Milles et Une Nuits.  

دائما إعادة قراءة ألف ليلة وليلة


Entrent les nuits (extrait) 

Longtemps avant le jour de la dernière nuit, au moment où la terre a tremblé pour me pousser à ne plus jamais bouger, je mesurai l’emprise du mensonge sur la vie. C’est tout le problème de parler six ou sept langues, ricanait Paul Lucas alors qu’il venait de me mettre un poignard entre les mains, le mensonge de l’une peut être la vérité de l’autre. Sagesse des sots. Lui qui n’en connaissait pas d’autres que la sienne, repartait dans les pays du Levant jouer les ambassadeurs alors que je vieillissais depuis trente ans devant mes manuscrits. À mon heure de gloire, j’étais la seule personne à ne pas me faire confiance, à mesurer chacune de mes réflexions comme une mystification inconsciente. Lucas attrapa la cruche posée sur la table de nuit et en vida le contenu. D’une traite. De sa manche, il essuya le vin qui gouttait sur sa barbe et la plaça vide sous mon bras. N’y pense pas, il faut le faire vite. Charlatan. Je ne pouvais souffrir ce corps, encore moins meurtri, j’hésitais. Indifférent à mes craintes quant à m’ouvrir les veines sans autre assistance que la sienne et sans gêne aucune, il se mit à lire les feuilles posées sur mon bureau. Sans bruit, je fis glisser la lame courbe du couteau et pratiquai la saignée. Ma main s’ouvrit alors sans que je puisse l’en empêcher et la petite pièce turque, ce talisman que je n’avais pas lâché depuis la catastrophe de Smyrne, se perdit dans l’abyme des draps. Suivant mes mouvements, du sang s’échappa lentement ; arrosant, en prenant des chemins détournés, le sol et le récipient de terre cuite. Je détournai les yeux de cette procession malsaine et regardai mon visiteur. Sa bouche articulait en silence, je pouvais deviner les mots sur ses lèvres. 

Dinarzade, qui avait écouté attentivement la dernière histoire de Scheherazade ainsi que les louanges du sultan les implora de lui permettre à son tour de parler : « Sire, Votre Majesté commande aux innombrables sujets des royaumes des Indes et ne désire-t-Elle pas en connaître mieux les peuples et les villes pour en trouver les pays merveilleux que ma tendre sœur a aimablement évoqués ? » Sur l’instant, le sultan fit mander son conseil au complet ainsi que cartes et documents pour leur en disputer l’argument. Tous s’opposèrent énergiquement au projet, le grand-vizir prit la parole : « Commandeur des croyants, une vie d’aventurier ne pourra satisfaire votre soif de découverte. Le hasard et les dangers qui gouvernent les chemins sont bien plus puissants que les djinns et les mages. Les contes évoqués par ma fille suffisent à voyager, leur portée est puissante, imaginez qu’il faille plus de mille ans à un homme pour en vivre quelque faible moitié. Considérez les hommes qui les ont racontés comme une élite armée de mémoire qui aurait conquis maints pays pour que vous puissiez les gouverner en esprit. » Le sultan ne pouvait qu’admirer la sagesse sans fin de son conseiller, il fit installer conteurs et voyageurs dans son palais pour en consigner toutes les histoires qu’on pouvait lui rapporter. 


Chouettes conneries. Je rouvris les yeux, Paul Lucas me repris le poignard avant d’ajouter de prendre tel et tel remède. Mon bras était bandé, combien de temps m’étais-je assoupi ? Tu voulais me parler d’Hanna. Je me remis à chercher ma pièce alors qu’il s’impatientait. Souvent, je me suis demandé si cet homme était mon ami. Il avait fini par passer, à contrecœur, parce que je n’avais pas pu donner mes cours. Sans nouvelles de lui pendant des mois, il me reprochait l’aide que je lui demandais. Je ne veux plus entendre parler de ce traître, m’avait-il dit en guise de salutation ce matin. Il était ce que j’avais de plus proche. Je lui indiquais la lettre et il se mit à lire avant de me jeter le papier. Foutu syriaque. Je lui lus en traduisant directement en français ; Hanna Dyâb évoquait sa boutique de textile et sa vie à Alep, son installation depuis sa séparation avec le Khawâja Paul Lucas devant la Caverne de l’esclave. Le Syrien évoquait les soirées passées en ma compagnie à Paris et indiquait qu’il avait trouvé merveilleux et étonnant. Qu’est-ce que ce moine raté ne trouve pas merveilleux et étonnant, lança Lucas qui sourit pour la première fois. Hanna Dyâb trouvait merveilleux et étonnant que certaines de ses histoires qu’il m’avait confiées soient racontées dans un livre en langue franque que possédait un marchand de son pays. Les Mille et Une Nuits par Antoine Galland, cette phrase était écrite en français. Lucas se mit à déplacer des choses dans la pièce, comme s’il allait acheter un objet ou un vêtement. Notre relation relevait plus du marchandage que de l’amitié. Je continuai, il répétait par trois ou quatre formules qu’il ne voulait pas faire d’ennui aux Khawâja Lucas et Galland, ponctuant sa litanie d’anecdotes épiques sur son voyage de retour. Au moins tu as la preuve que cette lettre est de sa main. Le menteur le plus sincère du Levant nous écrit. Je me gardai de répondre que je prétendais officieusement à ce titre. Dyâb continuait en me demandant de lui retourner la paternité de certains contes dans une prochaine édition ; puisqu’il me les avait confié n’était-il pas juste qu’il soit au sommaire ? Sa demande était légitime même si avouer que ma traduction n’était pas tirée d’un seul texte revenait à faire un accro dont les idiots pourraient enfin tirer le fil qui détisserait toute l’œuvre. Je ne m’en ouvris pas à Lucas, l’enjeu dépassait l’égo d’un homme. Je ne savais plus si je parlais de moi, de Dyâb ou de Lucas. Continue. Presque deux ans que j’avais terminé le dernier volume de mes Nuits sans en trouver la fin, sans les confier à l’imprimeur. Le manuscrit dont je me réclamais n’allait pas plus loin et les histoires de Dyâb que j’y avais incorporées ne me satisfaisaient plus. Sauf Aladin bien sûr. C’est bien beau, Antoine, mais qu’est-ce que ça peut nous faire ? Hanna n’a jamais lâché le morceau mais je reste persuadé qu’avec sa stature d’ogre et ses manières de chercheur d’or, Lucas est le sorcier africain qui a servi de modèle à Dyâb pour son Alaeddine. Tu m’as encore fait venir pour des histoires sans intérêt. Ecoutez les pleurnicheries et les fables d’un serviteur affranchi ne m’excitent pas. J’avais trahi mes lecteurs, mais aussi mes sources, que restait-il des vraies Nuits ? Je me mis à réciter à voix haute un vers coupé, un de ceux où la sensualité et la rime étaient trop fortes pour ne pas choquer la basse noblesse versaillaise. 

… serments de sable, splendeur nue que le verbe offre au lâche. Le faible, fort de naissance, subit l’aide des djinns et pâlit devant un mot mais recommence. Heureux impuni de nos yeux aveugles…


J’ouvris les yeux, la chambre était vide. Sans forces, le bras gauche taché de sang sous son bandage à la diable par Lucas, je sentais une boule pulsant sous le tissu, dans mes chairs. Debout, j’ouvris la fenêtre pour laisser entrer la nuit. Rituel simple, éternel. Charge au froid mordant de ce mois de janvier 1709 de me garder l’esprit vif pour écrire encore. Raturant sans fin les mêmes pages pour les réécrire, usé par les nuits à veiller sur ce manuscrit inachevé. Après des années de voyages, ma vie ici ne m’émerveillait plus, je n’étais qu’un souvenir de moi-même. Je saisis mon porte-bonheur dans ma poche mais mes doigts se refermèrent sur le tissu. Je parcourus du regard les couvertures froissées avec l’attention d’un arpenteur, depuis combien de jours n’étais-je pas sorti ? Je pris une plume et me mis enfin à écrire. 








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