"Au travers d’un dessin recouvrant les murs de l’espace d’exposition, Terrain vague met en scène une ville en constant renouvellement dont les formes s’inspirent entre autres, de Villeneuve d’Ascq, de Lille ou de Bruxelles."
En septembre 2014, le collectif d'artiste Labelle Production proposait une exposition-installation Terrain vague à la Ferme d'en Haut de Villeneuve d'Ascq.
Les membres du collectifs, Alix Leroux, Ismaël Maudet, Florent Grouazel, Younn Locard, Anastasia Parrotto, Sarah Cheveau, Jérémie Gallegos, Antoine Mathurin et Clément Thiry ont imaginé une installation autour du dessin, de la narration et de la ville.
Dans le cadre de cette exposition, présentée durant trois mois jusqu'en décembre 2014 à Villeneuve d'Ascq et à nouveau à Bruxelles du 12 septembre au 21
septembre, j'ai écrit un texte accompagnant le projet, une histoire sur cette ville en mouvement.
Ci-dessous en version intégrale.
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©Labelle prod |
Les Mystères
de Villeneuve-d’Ascq
***
La ville
miroir
Impossible de croire à une coïncidence.
La ville existait. Cette autre ville
existait. Les photos, la vidéo et le témoignage, pénible, de l’homme assis à
son bureau ne laissaient aucune place à l’hésitation, songea Grégory. Il
attrapa une lourde loupe dans un tiroir et examina de plus près les photographies
qui représentaient les quartiers sud. Son quartier.
Grégory repoussa les stores, ouvrit la
fenêtre et scruta l’horizon. Les bâtiments, les routes, les parkings, les
arbres : cette image collait trop à la réalité. Peut-être bien l’un de ces
chefs d’œuvre de la manipulation de clichés et du traficotage sur ordinateur,
mais non. Son intuition lui hurlait que ces instantanés irradiaient le vrai. Sans
parler des personnes qui arpentaient les rues sur le papier glacé. Tous
asiatiques.
- Vous me croyez maintenant, couina une
voix derrière lui, je peux vous fournir d’autres preuves.
Grégory l’avait presque oublié celui-là. Engoncé dans son
anorak sale, avec le regard d’un homme perdu en mer, ses doigts trahissaient un
malaise tenace. L’étranger lui semblait familier, il déroula une nouvelle série
de clichés sur son smartphone et donna à Grégory d’autres détails sur cette
ville. « Oiseau de malheur, en voulant bien faire, ce type vient de bousiller
ma santé mentale à tout jamais. Comment envisager de dormir pénard avec une autre
Villeneuve-d’Ascq sortie de terre à trois cents kilomètres de Shanghai »,
hurla intérieurement Grégory. Il retint l’envie stupide de décrocher le
téléphone pour appeler la gendarmerie, le ministère des Affaires étrangères ou
les services secrets. « On trouve leur numéro sur les pages jaunes pour les cas
d’urgence ? Autant appeler l’asile directement.»
Il refusa la proposition de l’inconnu,
pas question de partir enquêter sans réfléchir. Et puis ce n’était pas à lui de
récupérer le sale boulot, le gars devrait comprendre. Grégory le poussa dehors.
Un peu trop violemment mais le besoin de se mesurer à quelque chose de physique
était réel.
Il descendit au cadastre. Vol des
plans, espionnage industriel… les explications logiques ne devraient pas
manquer dans ce genre d’affaires. Il se remémora une discussion à propos de ces
villes copiées à l’identique pour satisfaire les caprices de la bourgeoisie
locale ou en vue d’entrainer des agents à se comporter comme des occidentaux à
des fins d’infiltration. Clichés de la guerre froide, anecdotes pour sites internet.
En fouillant il ne trouvait aucune preuve ou information, rien. Le collègue qui
se tenait là lui assura qu’aucun plan n’était sorti des archives depuis des
années et que personne n’avait eu vent d’un tel projet absurde. Il bredouilla une
excuse à propos du reste des documents dans son bureau et s’éclipsa.
Sous la porte attendait un mot,
barbouillé sur un ticket de carte bleue : Je peux vous emmener là-bas. Impossible de poser des congés à
l’arrache fut la première pensée qui lui vint.
Évitant le métro, sur le chemin du
retour, il ne pouvait s’empêcher d’observer la tragique banalité de la rue. La
foule anonyme examinait ses pieds, au milieu de voitures pressées,
insignifiantes, et du bruit régulier de l’agglomération. Les mêmes visages
indifférents, les mêmes fenêtres neutres, les mêmes sons invariables. La ville.
Familière et impersonnelle.
L’habitude le poussa jusqu’à
l’intérieur de la boulangerie où il attrapa une baguette et un journal. Il
régla, croqua le quignon et cala ses pensées sur le mouvement mécanique, mou et
rassurant de ses mâchoires sur la pâte blafarde. Mastiquer lui fit perdre, un
instant, l’irréalité de cette journée. Ralentissant, il ouvrit le canard et
détailla les articles régionaux en attaquant l’escalier de son immeuble. Il sortit
les clefs en cherchant la rubrique des faits divers et poussa la lourde porte
renforcée. En entrant dans son appartement, il se prit une paire de jambes en
pleine tête.
- Tu ne peux pas t’en empêcher, grogna
la jeune femme en se redressant, regarde où tu vas.
Avec le calme d’un curé en goguette, Grégory
ramassa ses clefs et la baguette avant de se retourner vers elle et
l’embrasser.
- Qu’est-ce que c’est cette fois, yoga ?
Taï Chi ?
Clara ne semblait pas relever la note
ironique et se remit en position. Il en profita pour se laisser tomber dans le
canapé et se mit à l’aise.
- Qi gong. Et tu devrais tester, tu me
parais exténué. De l’exercice t’aérerait l’esprit à mon avis.
- Tu sais bien que…
- Oui les échecs, le coupa-t-elle, je m’en
rappelle bien. Mais ce n’est toujours pas un sport.
-Et, tu rentres bien tard aujourd’hui, insista-t-elle.
Une chaussure encore à la main, il
détaillait son entrevue avec l’inconnu et ses théories sur l’autre Villeneuve
d’Ascq. Un silence s’installa entre eux, jusqu’à ce qu’elle le pousse à prendre
un congé, à partir là-bas :
- Peut être la décision la plus absurde
et passionnante de ta vie.
- En plein milieu de semaine ?
- Dégage avant que je ne change d’avis,
et que tu passes tout ce week-end à t’occuper de cette foutue cuisine en kit qui
t’attend sagement dans un carton chez mes parents, répliqua-t-elle en lui envoyant
un doigt dans les côtes.
« La ville miroir n’a qu’à bien se
tenir » grondait-il devant le site de réservation. Il sélectionna un vol pour
Beijing le surlendemain.
***
« C’est important. » À court
d’arguments, il avait répété cette phrase trois ou quatre fois devant sa
patronne désorientée et incrédule. Incapable de faire face au mutisme de cette
dernière, il parlait sans interruption. Racontant dans le désordre la visite de
l’homme, la ville miroir et la nécessité arbitraire d’en avoir le cœur net en attrapant
le premier vol pour la République populaire de Chine. Profitant de son trouble,
il prit le haussement d’épaules du chef de service pour un assentiment et
quitta la pièce en trombe, la laissant à ses spéculations. Passant devant le
bureau de ses collègues, il composa un mot d’excuse laconique et rédigea une
série d’instructions pour pallier son absence.
Dans un sac, il fourra toutes ses
affaires sans parvenir à remettre la main sur le ticket de carte bleue avec le
numéro de téléphone de l’homme de la veille. Qu’importe, il possédait des
photos, ses notes et un plan pour s’orienter ; il verrouilla la pièce et
prit un taxi pour l’aéroport de Lille – Lesquin.
À la cinquième sonnerie, Clara ne
répondait toujours pas, il laissa un message assez mièvre pour que le chauffeur
lance un coup d’œil amusé dans le rétroviseur. Un peu de distance rendrait les
retrouvailles plus piquantes, et après cet encouragement spontané, peut-être qu’il
réviserait son jugement quant à l’idée d’habiter ensemble cette année. Il
s’enfonça dans la banquette et observa la zone industrielle qui défilait par la
fenêtre. Le trajet, rapide, fut suivi d’une courte attente au guichet. Grégory
récupéra son billet prépayé sur internet et déposa ses bagages au comptoir.
Deux bonnes heures avant l’embarquement, il se dirigea vers le kiosque et commença
à feuilleter les journaux.
Les râles et le mécontentement d’un
groupe de Danois, ou de Hollandais, près de lui le tirèrent de sa lecture. Il
s’intéressa à l’écran que la bande d’hommes d’affaires fixait et commentait
avec animosité. Gros retards.
Son regard détailla rapidement les
lignes qui clignotaient VOL FR637 SHANGAI 18H35 RETARD 03H00. Pour passer le
temps, il se paya un sandwich avec un café. Aux alentours de 19h le vol fût
annoncé comme définitivement reporté, en raison d’une grève des contrôleurs ou d’un
incident, il ne trouva pas la confirmation. La compagnie proposait une prise en
charge à l’hôtel, mais Grégory préféra rentrer.
Il tenta plusieurs fois de joindre
Clara, en vain. « Bon, une chance sur deux pour qu’elle soit de fiesta
chez Aurore à Bruxelles » raisonnait-il en achetant un ticket de métro.
***
Le lendemain, levé de bonne heure, il
se recoucha. L’aéroport demeurait toujours bloqué. Il songea un instant à
partir de Paris ou Bruxelles, mais abandonna cette idée, vaincu par l’angoisse
de ne faire que déplacer la déception. Non, il allait profiter de ce délai accidentel
pour prendre du recul, se reposer et reprendre des forces. Habité par la faim
de l’homme préoccupé, il s’habilla et descendit chercher de quoi grignoter. Fermés.
La boulangerie, le tabac et même le kebab qu’il fréquentait plus jeune. Sans raison.
À quelques mois des congés estivaux,
cette fermeture impromptue l’obligea à pousser plus loin pour manger quelque
chose de chaud. Après une vingtaine de mètres, il s’arrêta. Quelque chose
n’allait pas, ou n’allait plus. Grégory prit le temps de s’assoir sur un banc
et regarda autour de lui avec attention : le décor renfermait bien quelque
chose de différent.
Il acheta un plat préparé et une
canette et rentra chercher ses albums photo. Il les éplucha un par un, guettant
les instantanés qui auraient été pris en ville ou du balcon. Au fil des pages,
les années défilaient sous ces yeux, voyages scolaires, portraits de classe,
premiers essais composés de paysages mal cadrés et de ses jouets préférés, clichés
pleins d’amis, d’anciens amours, de mariages ou de fêtes. Il passa à la vitesse
supérieure piochant les tirages en vrac, arrachant les élastiques et brisant
les boites, il ne se donnait plus la peine de les ranger et jetait celles qui
étaient vues derrière lui. Il se faisait l’effet d’un cambrioleur, d’un voyeur
de sa propre vie en papier brillant. Photos de vacances, de beuveries, de
réunions de famille. Mais bordel de merde. Portraits des petites nièces, photos
des parents en grands-parents, photos de…ahhh. Il éjecta le reste du carton qui
éclata sur le mur.
Des centaines de clichés et rien, aucune route, aucun
bâtiment. En même temps quel crétin prendrait en photo les rues et les ferait
développer. Il passa sur le PC.
Le disque dur de son ordinateur ne lui
avait pas donné satisfaction non plus, plusieurs giga-octets de souvenirs démunis
de paysages urbains. Absorbé dans sa quête, il vivait devant Google Maps depuis
plusieurs jours et comparait les artères de la cité prises avec son nouvel
appareil numérique et le logiciel de cartographie. Négligeant son billet
d’avion, son voyage et ses obligations quotidiennes, il passait des heures à
patrouiller dans les rues, mitraillant les façades et les avenues à grands
coups d’autofocus. Souvent, il rentrait tard et prolongeait ses déambulations jusqu’au
petit matin ; s’autorisant parfois a se payer une chambre d’hôtel afin de
boucler son parcours. Son portable débordait d’appels manqués, de messages sur
répondeur et de mails, il ne relevait même plus les mots posés sur la table de
la cuisine que lui laissait Clara, désespérant de ne plus recevoir de
nouvelles. Il ne se sentait pas la force de l’appeler. Son appartement en
désordre ne servait plus que de solution de repli entre deux missions de
reconnaissance, plus personne ne vivait là. Il évitait de passer devant la
mairie au cas où l’un de ces collègues le reconnaitrait ; ou plus
exactement comme ce soir s’y glissait de nuit, car le quartier méritait d’être
examiné.
Une lumière au sixième étage d’un
immeuble attira son regard, il consulta sa montre. Quatre heures onze. « Un
peu trop tard pour être honnête » ricanait Grégory en se faufilant dans
cette direction. La surprise le tétanisa quand il arriva à la hauteur du
bâtiment : il ne s’agissait pas d’un néon dans un bureau, mais le reflet
puissant d’une pagode illuminée.
***
L’édifice imposant rayonnait dans la
nuit claire. Deux des cinq étages se détachaient dans le ciel nocturne, extrayant
l’immeuble de son environnement. Avec son allure moderne et ses parties en briques
et acier, pas sûr que Grégory l’aurait remarqué en pleine journée. D’ailleurs
il ne l’avait jamais repéré, rectifia-t-il pour lui même. Il s’approcha et
toucha le mur face à lui, le bois et la terre cuite suintait l’humidité. Les
doigts constellés de cette rosée matinale lui firent du bien quand il les passa
sur son visage.
Après plusieurs tours du pâté de maisons,
le jour donnait des signes de vie au loin et avec lui les hordes de
travailleurs en quête d’un bus, d’un métro ou d’un café brûlant. Grégory tenta
de partager sa découverte avec d’autres personnes, mais sans succès. Pire, les
gens l’évitaient, redoutant l’épreuve d’impliquer un mendiant
supplémentaire dans leurs soucis quotidiens. Deux-trois échecs plus tard, son
regard croisa son reflet dans une vitre et ce qu’il vit lui fit peur. Tout absorbé
dans sa quête, l’apparence et la propreté ne passaient plus dans le registre de
ses priorités. Dans son état, personne ne l’écouterait ou ne lui répondrait.
Poussé par l’excitation, Grégory prit
la décision d’entrer dans le bâtiment.
***
Vu de l’intérieur, le monde extérieur
apparaissait lointain. L’encadrement de la porte, une fois le battant refermé,
laissa la place à un vestibule imposant. Du plafond marqueté pendait toute une
série de cloisons épaisses et immaculées qui retenait, avec force, un plancher
fatigué. Plus loin -dans l’ordre- les couloirs, les murs, les portes closes et
les escaliers défilaient dans une configuration qui n’appartenait qu’au lieu et
n’attendaient personne en particulier.
Autour de Grégory s’activait un vide
bruyant et obsédant qui le poussa à se mettre en route sans trop tarder. Pas
après pas, la pagode immuable dépistait un Grégory perdu et anxieux. Non sans
calcul, l’euphorie de la découverte avait revendu sa place à l’angoisse. Fière
de sa différence, s’inscrivant en creux des constructions classiques, la
mystérieuse bâtisse lui déroulait un labyrinthe limpide ; avec naïveté,
chaque fenêtre lui offrait de l’orienter par rapport à la rue et la plupart des
marches lui indiquaient les étages.
Ce n’est que quelques heures plus tard
que le sol sévère et frais l’accueillit. Le corridor qui le dévisageait allait
avoir raison de lui. La patience n’a pas que des amis. Et les heures tombaient
comme le jour et la nuit.
Au bout de plusieurs jours, la soif
pousserait n’importe quel homme aux pires sacrifices ; la faim, quant à
elle, ne resterait jamais qu’une douleur sourde et apprivoisée. Les jours
passeront avant qu’elle devienne un problème. Boire, manger, respirer, … la
folie ne chasse que sur les territoires du quotidien.
Marcher et ne plus penser apparaissait
comme la fuite la plus évidente. Se recroqueviller dans un coin et crier, la plus
maline. Il rusa.
Seul le silence répondit.
- Eh merde. Des quartiers, des bâtiments,
des maisons et des rues. Des couloirs, des murs, des portes et des
escaliers. Si confus et limpide. J’aimerais avoir le courage de me mettre des
baffes. De vraies bonnes grosses claques.
Accompagné par un craquement ses genoux
le hissèrent au niveau de ceux qui marchent debout. Solution en main, sa tête
l’escorta dans la direction qui devait proposer la sortie. La grande porte du
fond reçut un Grégory épuisé et pressé d’ouvrir les deux battants d’un coup
sec.
L’air frais du matin lui fouetta le
visage au milieu de la cité bruyante.
***
Libre de
ses mouvements et aveuglé par le soleil rasant, Gregory prit le chemin de la
maison. Malgré sa compréhension nouvelle du labyrinthe, la présence de la pagode
demeurait obscure. Une telle structure ne pouvait rester anonyme, ignorée et
isolée dans notre société.
Au bout de plusieurs mètres, il
s’arrêta dans une supérette et acheta une bouteille d’eau et une tablette de
chocolat. Il régla et déboucha la cannette devant la boutique. Buvant,
s’aspergeant et poussant des grognements de plaisir Gregory constituait le
centre de l’attention de la rue animée. Sans plus de manières il ouvrir le
paquet et croqua dans le cacao pâteux, n’accordant qu’un bref regard à son auditoire.
Chinois.
L’information mit un temps à pénétrer
son cerveau, les hommes et femmes qui l’entouraient semblaient tous Chinois. Son
dos le démangeait, comme si la sueur de son corps circulait maintenant sous sa
peau brulante. Le cauchemar empirait. Statue ridicule, ses muscles vibrèrent
quand une main pleine de pièces s’agita devant lui, il recula. Un Asiatique
d’une quarantaine d’années lui déposa dans les mains une poignée d’euros en
s’excusant. Plus personne n’ouvrait la bouche à l’exception d’un jeune garçon
qui s’adressa à sa mère en mandarin.
Il lui fallut plusieurs minutes pour
comprendre que le commerçant n’acceptait pas cette monnaie, il sortit sa carte
de crédit, fît de grands gestes et indiqua, en anglais, qu’il allait régler avec.
À la caisse, il attrapa une paire de lunettes de soleil et une casquette avant
de quitter le magasin. Et, sans un regard pour le reste de l’attroupement qui
attendait, il s’éloigna, se fondant dans la file ininterrompue des passants.
***
Grégory prit plusieurs photos des lieux et des gens ainsi qu’une
petite vidéo de la banalité étrangère qu’il apercevait, avec son téléphone. Il
fallait au moins ça pour qu’on ne l’expédie pas direct à l’hosto.
Courir
vers la pagode. Cet immeuble constituait la clef, un portail entre les deux
villes. Aussi mystérieux que cela puisse paraître quelque chose liait les deux
endroits passant au-dessus –ou au-dessous- des lois de la physique. Huit mille
kilomètres séparaient les deux pays. Habituellement. Arrivé devant la porte, il
entra sans hésiter et effectua le chemin en sens inverse. Pas question de se
perdre, il se guida sans problème dans le dédale familier et se retrouva de
l’autre côté du bâtiment. Après un dernier regard en arrière, il sortit dans la
ville. Sa ville.
De joie, il effrayait les piétons et
provoquait le courroux des automobilistes qui ne supportait pas qu’il traverse
au milieu des voies sans prévenir. Il se réappropriait ses repères avec la
facilité d’un enfant qui retrouve sa chambre après les vacances. L’agglomération
brillait, merveilleuse et unique. Il courait jusqu’à chez lui, haletant et
transpirant sous le soleil de midi, grimpa les marches de l’immeuble à toute
allure et resta bloqué à la porte. Pas de clefs. Il retourna les poches de ses
vêtements sales, mais n’en trouva trace. Peu importe, il en avait un trousseau
dans le tiroir de son bureau.
Il fonça, la chance ne l’abandonnera
pas.
Hirsute,
sale, personne ne le reconnut dans le hall de la mairie. « Une aubaine pour
ne pas avoir à s’expliquer » articulait-il en empruntant les escaliers
plutôt que l’ascenseur. Plus discret. Sur le palier du troisième étage, il
rejoignit la petite pièce en quelques pas. Un inconnu était assis à sa place,
sur sa chaise. Sans hésiter, Grégory s’avança devant l’autre.
Impossible de croire à une coïncidence.
La ville
existait. Cette autre ville existait. Les photos, la vidéo et l’incrédulité, pénible,
de l’homme assis à son bureau ne laissaient aucune place à l’hésitation, songea
Grégory. L’homme attrapa une lourde loupe dans un tiroir et examina de plus
près les photographies qui représentaient les quartiers sud. Son quartier.
Les
Mystères de Villeneuve-d’Ascq
***
La ville
miroir
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