Comme pour la course et la marche à pied, les rues et les places de nos villes tremblent au rythme des vide-greniers et brocantes de toutes tailles. Pas un village qui n’organise pas sa bringue un dimanche d’été attirant les touristes de saison. Malgré une volonté toute romantique d’échapper aux hobbies de monsieur tout le monde me voici donc au fin fond de l’Ardèche, au milieu d’une sympathique décharge rangée et étiquetée à l’affut de choses intéressantes. Quand, hésitant entre acheter un beignet et aller voir les chatons dans leur boite en carton que tient un quinquagénaire à l’air vicieux, mon œil glisse sur une couverture jaune pétante surmontant une photo de Bob Marley tenant un ballon de football. Tu es sûr, encore un livre, me souffle ma conscience de trentenaire. Pourtant. Presque une phrase, ce titre chantant –qui plagie la chanson du reggaeman– m’attire. Je dépense allègrement mes deux euros pour le bouquin pas trop abimé, quelques pages cornées en guise de marque-page, le dos un peu cassé, mais ça le fait. Content de ma trouvaille, je feuillette debout au milieu du champ où se trouvent les stands : « Paris, le 27 mai 1981, les sirènes de police impriment au gyrophare une carte bleue de la capitale. Craignant émeutes et pillages les flics faisaient des heures supplémentaires et agissaient comme si l’élection du 10 était un coup d’état. Mitterrand avait pris ses fonctions semant la panique dans les rangs de la maréchaussée en nommant Gaston Defferre -qui avait exigé et obtenu du nouveau boss d’être- ministre de l’Intérieur. Personne ne les contrôlait plus, les syndicats et les grands flics négociaient, les commissaires fermaient les yeux sur les abus, les tabassages, les gardes à vue sans motif, les chefs de patrouilles priaient pour ne pas avoir à remplir le PV de la prochaine bavure, et les troufions appliquaient leur loi sur le terrain.
Seul un abruti irait volontairement emmerder les forces de l’ordre dans ce chaos. Et plus d’une heure et demie après avoir laissé mon identité au bureau d’accueil, j’attendais toujours dans le hall du commissariat. Des familles, des jeunes, des policiers attendaient, s’annonçaient, passaient, mais je fus le seul à rester. Je retournais au bureau quand le préposé salua un homme qui sortait de l’ascenseur en l’appelant commissaire. Je me jetais à sa suite et scandait mon histoire le plus vite possible avant que le planton ne s’approprie mon bras. Il entreprit de m’évacuer au plus vite tandis que le commissaire me répondait sans l’arrêter : jeune homme, en ce moment, les complots aussi nombreux que les infiltrés du KGB; et croyez-moi je prends surement le café avec eux tous les matins. »
De retour à la maison, je lus les 731 pages d’une traite. Entre polar et journal intime, I Shot Bob Marley, but I didn't shot intentionally. Oh no oh ! se révèle composite et paranoïaque. L’auteur multiplie les notes, les inserts, les extraits de chansons ; des chapitres entiers sont des biographies de personnages, des citations apparaissent ici et là et tout ce métatexte nous donne à comprendre l’histoire. Au lecteur d’assembler les fragments pour reconstituer l’intrigue. Qui tient en ces quelques mots : l’assassin de Bob Marley cherche lui-même les commanditaires du meurtre. Sans le savoir, un jeune journaliste se retrouve complice d’une vaste conspiration visant à éliminer tous les patients d’un docteur allemand, dont le célèbre chanteur.
Une histoire qui s’appuie –d’après l’éditeur, dans son Avertissement– sur des faits réels, mais dont on a du mal à démêler le réel de la fiction. Après quelques recherches sur le net il semble que les personnages, les dates et les évènements appartiennent à cette première catégorie (je développe et j’ajoute des liens en bas de page).
Romain Hincker, 24 ans, vient d’entrer à la rédaction de Rock and folk après deux ans d’aller-retour, pour apporter ses textes et venir les chercher avec la même mention « refusé ». L’article qui lui vaut les honneurs de rencontrer le patron en avril 1977 est un essai sur le dérapage d’Éric Clapton durant un concert à Londres où il tient des propos racistes, quelque temps après avoir lancé la carrière d’un inconnu : Bob Marley. Un chanteur jamaïcain à qui il va emprunter la chanson « I Shot the Sheriff » (avec laquelle Clapton parviendra à la première place du hit-parade 1974) qu’il popularisera en même temps que son auteur. L’article de Hincker est osé, documenté aussi la rédaction lui offre une chronique régulière. Mai 77, Bob Marley arrive à Paris pour faire la promotion de son nouvel album Exodus. Parmi les vétérans, Romain se voit convié à accueillir la star du reggae, mieux il est désigné pour jouer dans le match organisé pour faire plaisir à Marley et ses musiciens. Il n’arrive pas à croire à la chance qu’il a. jusqu'au moment où durant cette mythique partie de foot, au pied de la tour Eiffel, le chanteur se voit contraint de repartir blessé. Un doigt de pied arraché, la lésion s’infecte dangereusement et Bob Marley refuse l’amputation qui pourrait lui sauver la vie. Atteint d’un cancer généralisé, le musicien se savait condamné, mais avait tout fait pour garder le secret et continuer ses concerts. Quelques mois plus tard, il annule sa tournée et part subir un traitement à Rottach-Egern en Bavière. Le docteur Josef Issels teste diverses méthodes alternatives et prolonge la vie du chanteur non sans souffrances. La star tente de revenir en Jamaïque, mais doit être placée en soins intensifs au Miami Cedars Sinaï Hospital où il décède le 11 mai 1981.
Après ce terrible match, Romain Hincker se voit remercié sans préavis. Sa carrière dans le magasine se termine là, mais la mort conjointe de l’icône jamaïcaine (après les séances chez le controversé Dr Issels) et l’assassinat de Salvatore Inzerillo, tous les deux âgés de 36 ans, l’interpelle. Salvatore, présenté comme un membre de la Cosa nostra, était à Paris au moment du passage de Marley et servait de chauffeurs aux journalistes. Un choc pour Romain. Tout lui revient : la proposition du rédacteur d’assister à cette rencontre alors que d’autres pigistes plus anciens furent écartés, l’aubaine que Salvatore ait ses chaussures de sport dans la voiture, les gars qu’il ne connaissait que depuis deux semaines qui sans relâche lui faisait des passes pour dribler et attaquer dans les jambes de Marley,…. Après quelques recherches, il apprend que ce même 11 mai 1981 paraîtMein Kampf gegen den Krebs. Erinnerungen eines Arztes (Ma lutte contre le cancer :Mémoires d'un médecin) du Dr Josef Issels aux éditions Bertelsmann sans mentions du chanteur, pourtant son plus célèbre patient. Le livre fait polémique dans les médias allemands car on accuse le docteur d’être un ancien nazi –en plus d’un charlatan. Un trop-plein de coïncidences qui décide le jeune homme à enquêter pour de bon. La paranoïa réaménage son nid, déjà bien douillet.
Lire la suite sur le blog Le bruit des livres (vous êtes à la moitié)
Romain est seul, il s’enlise dans une enquête qui n’a pas de sens. Son temps se répartit entre les archives, la bibliothèque nationale où il épluche les journaux du monde entier et les salles d’attente du consulat de Jamaïque. Épuisé, surmené par le travail et le trop-plein d’informations il n’arrive plus à se reposer. Il pense que son appartement a été visité, que certaines voitures se ressemblent trop pour être le fruit du hasard, que plusieurs personnes fréquentent la bibliothèque aux mêmes horaires que lui ou que certains de ses amis lui posent des questions ambiguës. Il n’ose plus en parler, se sépare de sa compagne pour un temps et improvise une vie d’agent secret –sans argent, sans panache, ni excitation. Seulement l’inconfort, la solitude et la peur.....